Alexandre Castant

Pouvoir des images, mutation de la guerre ?

Catalogue

« Pouvoir des images, une mutation de la guerre ? » in Peeter Linnap, Invasioon, dir. par, Publications de la Biennale de Saaremaa, Tallinn – Estonie, 1997.

Il ne s’agit pas de confondre les guerres. La guerre ? Celle qui lamine des familles et des générations entières, celle qui mutile les corps et jette à jamais, dans le sang et la nuit, des États détruits et leur population condamnée, ne saurait être confondue, a priori, avec les modalités et les faits d’une « autre guerre », organisée par les pouvoirs économiques. Pourtant, si la première existe toujours (les tragédies du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie résonnent avec effroi), certains textes parus récemment réfléchissent la possibilité d’une mutation : le passage d’une guerre de front à une guerre immatérielle. Celle-ci, économique, se serait développée dans la décennie 1980 pour dessiner maintenant la carte d’un désastre qui s’accélère : la nouvelle pauvreté mondiale étant l’un de ses symptômes les plus apparents. Tandis que le philosophe Paul Virilio a également étudié la disparition de la guerre traditionnelle et ses métamorphoses contemporaines : mutations dont l’une des permanences reste, toutefois, la relation que la guerre entretient avec sa représentation. Comment la guerre — appréhendée sous ces deux formes ou conçue comme leur déplacement — donne-t-elle à voir l’idéologie qu’elle veut imposer ?
Dans tous les cas, la maîtrise des systèmes de représentation recouvre des enjeux considérables, et développe un espace où s’affrontent, en définitive, des systèmes de signes. Y a-t-il, dès lors, une influence de ces différentes « mises en images » sur la nature même de la guerre ?
Les effets de la représentation médiatique s’avèrent significatifs de son pouvoir. Par exemple, l’historien Jacques Semelin, spécialiste des mouvements de dissidence et de résistance civile, a montré dans La Liberté au bout des ondes (1) comment les mouvements populaires, bien sûr, mais également la radio, la presse écrite et la télévision ont été déterminants dans l’effondrement du bloc communiste : « une force centrifuge, écrit-il, s’exerçait ainsi de l’intérieur du système soviétique, les médias occidentaux, radios ou télévisions, ne cessant de nourrir de l’extérieur la poussée de cette force. » Or, finalement, ce que désigne cet ouvrage, c’est l’efficacité médiatique : son action réelle, son impact qui déborde. En octobre 1950, sir Robert Bruce Lockhart justifiait ainsi l’action du service extérieur de la BBC : « Il ne coûte pas plus cher qu’un petit croiseur et, pour ce prix, vous pouvez avoir un service comparable à une flotte de guerre. » Récemment, le phénomène de la guerre du Golfe est aussi exemplaire d’une utilisation des médias comme force de frappe. En 1991, Vincent Amiel écrit dans un article de la revue Esprit intitulé « Les images-cibles, ou le regard impossible » : « Voilà que les images sont devenues des images-cibles. Parce qu’il n’est plus de morceau de terre à l’abri d’un missile ou d’une bombe, et que ce ne sont plus tant les portées balistiques traditionnelles qui conditionnent le lieu d’impact que la capacité à représenter celui-ci. » Car le simulacre de cette guerre avait pour projet de dévitaliser, dans un flux d’images de jeu vidéo, une réalité qui existait obstinément. Il existe une guerre immatérielle. Elle a trouvé dans les images virtuelles un langage qui la prolonge. En 1936, lorsque Walter Benjamin met à jour la perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanique, c’est aussi pour remarquer une « reproduction massive (à laquelle) répond particulièrement une reproduction des masses (2) ». Pour Walter Benjamin, le devenir de l’image est aussi lié à celui des structures économiques. Ce penseur visionnaire pressentait, tragiquement et déjà, que seule une métaphore des idéologies noires du futur se substituera à la part de mystère, confisquée, des œuvres. Sans doute y a-t-il là une des raisons, structurelles, pour lesquelles les artistes contemporains approchent la guerre (Tim Brennan, Sophie Ristelhueber, Chris Marker 3), l’exclusion (Anthony Hernandez 4) ou la confiscation du réel (Julia Wachtel, Pascal Convert 5). Probablement voient-ils, dans l’application technique des images, l’expression même des enjeux en boucle des potentialités économiques et politiques contemporaines qui ne reflètent que — dans l’oubli de la condition humaine — leur mise en pratique… Explorer le visible deviendrait-il alors l’exploration de l’histoire des pouvoirs ?

A. C.

1. Jacques Semelin, La Liberté au bout des ondes, du coup de Prague à la chute du mur de Berlin, Belfond, Paris, 1997.
2. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » in Écrits français (1936), coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, Paris, 1991, p. 169.
3. Citons respectivement Tim Brennan, Fortress Europe, Mission Photographique Transmanche, Cahier 11, Centre Régional de la Photographie Nord Pas-de-Calais, 1992 ; Sophie Ristelhueber, Fait, 1992, et, tout particulièrement, le film de Chris Marker Level 5, 1997.
4. Anthony Hernandez, Sons of Adam : Landscapes for Homeless II, Centre national de la photographie, Paris, 1997.
5. Citons, par exemple, les expositions de Julia Wachtel, galerie Georges-Philippe Vallois, Paris, 1995 et de Pascal Convert, Direct-Indirect, Centre national de la photographie, Paris, 1997.

Site de Consultation :
Bibliothèque de l’École nationale supérieure d’art de Bourges.