Catalogue
« Gail Priest : Faire du son » in Isabelle Carlier, Sandra Emonet et alii, Publication des Rencontres Bandits-Mages, Bourges, 2014.
Faire du son*
Découvrir l’œuvre de l’artiste australienne Gail Priest, c’est partir à la rencontre d’un monde multiple, comme diffracté par plusieurs miroirs, complexe. Il y a d’abord les pièces sonores produites par Gail Priest – artiste sonore –, compositions personnelles et autonomes, ou collaborations réalisées avec des plasticiens, des photographes, des vidéastes, des performers ou des chorégraphes. Il y a ensuite les nombreux textes sur l’art que Gail Priest écrit : des textes sur l’art, ou plus précisément sur les arts sonores, écrits dans des revues, des journaux électroniques, des blogs qu’elle anime. Mais aussi, il y a des fictions dans lesquelles le son a une importance poétique, narrative, structurelle pour Gail Priest – cette fois écrivaine. À cette activité plurielle, il faut associer celle d’éditrice et de commissaire d’exposition qui, avec recherche et précision, rend compte d’une scène artistique, souvent australienne, où s’invitent toujours l’art sonore et la musique expérimentale. De fait, le son donne à cette multiplicité d’activités, d’actions pourrait-on dire parfois, une évidente cohésion à laquelle internet offre son efficace outil d’exposition et de diffusion. Or, ces propositions sonores sont, à leur tour au cœur de cet ensemble de pratiques artistiques, numériques, éditoriales, curatoriales, comme diffractées dans leur forme, leur écriture artistique et leurs résultats plastiques… Ainsi, comment prendre le son comme vecteur pour voyager dans différents territoires artistiques, et, en même temps, toujours l’expérimenter pour en interroger le principe ?
Entre figuration et abstraction…
Approcher la production strictement sonore de Gail Priest consisterait, préalablement, à dissocier les œuvres monographiques qu’elle fait en solo de celles réalisées, dans le cadre de collaborations, avec un artiste visuel. Ainsi, Gail Priest a travaillé à de nombreuses reprises avec le vidéaste et réalisateur de performances Samuel James, ou avec les vidéastes et photographes Alex Kershaw ou Heidrun Löhr. Pourtant, et c’est assez remarquable, cette différence n’interfère pas fondamentalement sur la structure de ses œuvres, sur leur constitution et leur matière. Au contraire, ses productions personnelles et autonomes (ses albums, des live) ou ses collaborations (par exemple avec Samuel James dans Simulated Rapture – Performance Portraits [2007] ou Vivaria Cube [2009-2011]), ses relations sonores donc ont bien souvent un même caractère expérimental et radical. Gail Priest propose de le penser entre « figuration et abstraction ». Si des collaborations avec des artistes visuels invitent, en effet, à une telle perception « entre-deux » de ses créations (la plasticité invisible du son accompagne la représentation d’image-film, d’installations ou de photographies, et inversement), ses enregistrements monographiques et en solo développent, quant à eux, un important travail sur le grain, la matière, le tissu sonore qui approche, autrement, l’idée de seuil entre « figuration et abstraction ». Ils donnent au son une étendue vaste, paysagère, océanienne ou aérienne, et, pour cela, ils en explorent paradoxalement la texture, la part granulaire. Ils composent avec lui un bain ou un ciel immersif, souvent subtil, orfévré, dont la richesse des nuances est très grande tout en restant presque imperceptible. Il y a même une forme d’harmonie à chercher dans ce minimalisme de l’infini : on embarque dans les albums Imaginary Conversations in Reverberant Rooms (2006), Fear of Stranglers (2010), Presentiments from the Spider Garden (2010), ou dans l’album Blue Green réalisé en collaboration avec l’artiste sonore Kate Carr en 2012, comme pour un voyage, hypnotique, vers l’immensité à travers un halo de poussière, à l’instar des deux infinis de Blaise Pascal… De plus, une certaine histoire de la musique expérimentale vient à l’esprit, comme autant de flashs à leur écoute. Une certaine histoire qui traverserait la musique minimaliste et répétitive (Steve Reich, Terry Riley), les expériences sonores des arts plastiques (structure de La Monte Young et Marian Zazeela dans The Dream House, 1990 ; écoute amplifiée de verres vides dans Empty Vessels d’Alvin Lucier, 1997), la musique atmosphérique et ambient de Brian Eno (période Music for Airports ou Apollo) ou l’électronique délicate et organique de Boards of Canada (Music Has the Right to Children), les musiques contemplatives et mystiques hindouistes, ou encore des vibrations monotones : drone, bourdon, didgeridoo… Tel voyage dans l’histoire des sons est une expérience de l’écoute qui, en quelque sorte, se fait les yeux fermés. À l’auditeur de laisser advenir alors, dans son imaginaire, des formes géométriques, « figuratives ou abstraites », comme sur un écran, ou à la surface d’une eau des profondeurs de laquelle elles remonteraient. Des images mentales sont portées par les variations sonores de Gail Priest, par leurs étendues ou leurs contractions matiéristes et spatiales. Or ces variations déclinent les figures de la transparence, de l’invisible voire de l’immatériel que l’on retrouve, également, dans l’ensemble de sa production (plastique : variation monotone et horizon tracé au crayon à papier sur un mur dans Singing with Sines II, 2014 ; sonore : bruits liquides et aquatiques pour l’installation de Helen Pynor & Peta Clancy The Body is A Big Place, 2011 ; collaborative : exposition sur l’invisibilité et l’immatérialité du son dans What Survives, Sonic Residues in Breathing Buildings, Sydney, 2006). Ces variations sur la surface et la profondeur des bruits concrétisent, finalement, aussi bien l’océan des pièces sonores de Gail Priest que leur nature éthérée (pour reprendre les mots de David Toop à propos de l’ambient), invisible, dématérialisée. La voix en sera l’un des éléments sonores essentiels. Manipulée, dilatée, la matière de la voix, son grain, là encore sa texture sont étendus, augmentés, spatialisés – expanded voices – comme on le dirait d’un matériau plastique. La voix est ainsi modifiée jusqu’à perdre sa référence corporelle (parfois, elle sera même impossible à percevoir, à reconnaître en tant que voix). Elle apparaît comme autant d’éléments aériens, légers, comme des voiles, des transparences… S’il est intéressant de mettre une telle approche en perspective dans l’histoire, expérimentale et plastique, de l’exploration artistique et féminine de la voix comme envol (voix électronique et manipulée de Laurie Anderson ; sculptures vocales de Kristin Oppenheim ; chant féminin approchant une poétique de l’invisible dans Le Murmure de l’eau qui chante de Louise Bourgois en 2002), un statut intermédiaire « entre figuration et abstraction » définit, à nouveau, ce travail. Car la voix se réfère, ici, à un corps sans modèle, dématérialisé, in absentia, dont il ne resterait que des nappes sonores moins fantomatiques qu’immatérielles, et délesté de ce que la voix délivre, et qui demeure au cœur du travail de Gail Priest : le langage.
Écrire, décrire le son
L’écriture est l’autre logique de cette œuvre. On a envie de dire que la voix – telle exploration constante de la voix, fut-elle déstructurée – y préparait : la voix, comme avant-propos du langage, de la parole, de l’écriture… Ou plutôt des écritures tant celles-ci, portant et portées par l’élément sonore, se métamorphosent et sont explorées dans l’œuvre de Gail Priest : écriture d’articles sur le son, souvent dans des revues en ligne – flux dans le flux des signes –, écriture de journaux et de blogs, écriture de fictions dans lesquelles le son a une fonction diégétique, et auxquelles il faut adjoindre le vif intérêt de l’écrivaine pour le genre de la science-fiction qui, parfois, à son tour, rencontre l’élément sonore… L’écriture d’articles sur le son (notamment dans le cadre de Real Time, revue australienne d’art contemporain) et la réalisation de Pretty-Gritty (comptes-rendus en ligne de concerts de musiques électroniques comme de noise) semblent rejoindre, dans le projet de Gail Priest, l’idée de journal avec le blog My Year of Fluxus Thinking. Espace de réflexion sur sa création, et sur la variété de ses pratiques, jeu sur les aléatoires et le hasard en référence à John Cage comme à Italo Calvino, My Year of Fluxus Thinking propose sur un mode poétique et photographique un ensemble de données (poèmes, haïkus, combinatoires de mots, images) qui se réfèrent parfois à la création sonore. En la seule année 2014, elles délivrent les procédés créatifs de certaines de ses pièces (diagramme numérique de ses expérimentations vocales, 2 mai ; réalisation de la pièce Singing with Sines II, 8 et 12 mars), des citations (Bruits de Jacques Attali, 23 avril ; album du Velvet Underground dessiné par Andy Warhol, 3 mars ; note à propos de Cornelius Cardew,
27 janvier) ou des constructions de poèmes oulipiens (à partir de livres, dont White Noise de Don DeLillo et Noise Water Meat de Douglas Khan, photographiés sur une étagère, 3 avril ; à partir d’un microphone, 27 mars). Par-delà les événements (sonores) du quotidien, leur consignation, leur poétique et leur poïétique, c’est littéralement une projection sémiologique dans le temps (passé, présent, futur de l’artiste) que produit une telle pratique aléatoire et prospectiviste… Apparaît alors le genre de la science-fiction. L’importance littéraire de la science-fiction est souvent répétée, par Gail Priest, pour présenter son projet artistique. Certains écrivains comme William Gibson, Pat Cadigan ou Jeff Noon sont cités avec prédilection pour les voyages spatio-temporels, oniriques et cyberpunk, auxquels invitent leurs récits d’anticipation. Or, il y a parfois, très originalement, une relation précise au son dans le genre de la science-fiction. Par exemple, en 1960, J.G. Ballard écrit Le Débruiteur, nouvelle dans laquelle un personnage enlève, mécaniquement, les bruits du monde dans une ville imaginaire (Video City) qui m’a toujours, par ailleurs, semblé procéder de l’univers de Sunset Boulevard de Billy Wilder ; dans le film que David Lynch réalise en 1984 à partir du roman Dune de Franck Herbert (1965), le son, le cri et la voix sont cette fois une arme, définitive, impériale et mortelle ; enfin, dans Neuromancien de William Gibson (1984), la musique est reliée à la description d’un monde futuriste d’ordinateurs en réseaux… Les auteurs de science-fiction s’accommodent du monde sonore pour penser le futur et ses nouvelles virtualités, et, de cette logique, non seulement Gail Priest crée l’un de ses espaces poétiques, mais aussi de possibles projets artistiques.
C’est dans ce sillon que l’on peut inscrire le projet Sounding the Future. Gail Priest en a réalisé les premières phases de recherche et le développement lors d’une résidence organisée à Bourges par les Rencontres Bandits-Mages, en association avec La Box – Galerie de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, dans le cadre du programme « move on – new media art from Australia, Canada and Europe » porté par le Réseau européen pour l’art multimédia EMAN#EMARE. L’œuvre réalisée sera par ailleurs exposée dans d’autres manifestations et Centres d’art internationaux, tel qu’au festival de Werkleitz, en octobre 2015.
Sounding the Future propose donc une synthèse des intérêts esthétiques de Gail Priest. Le son, évidemment, mais aussi l’écriture dans toutes ses acceptions : anticipation, imaginaire, combinatoires, différentes hypothèses, probabilités, aléatoires : l’infini des fictions possibles. En effet, l’intitulé actuel du projet initial « What the art of future will sound like » peut différemment être entendu et imaginé comme « Quel sera l’art sonore du futur ? », « Quel sera le son d’un art du futur ? » ou, également, « Quel son fera le futur ?… ». Fiction (écriture, et combinatoire…), art sonore (création) et science-fiction (anticipation) articuleront un projet présenté, in fine, comme une recherche artistique, et scientifique, une « œuvre critico-fictive » (« ficto-critical artwork »). Elle sera, sans doute, une expérimentation de nouvelles sensations, sensorialités, perceptions (spatio-temporelles donc) du son dans le futur. Un texte de Gail Priest, Épiphanie en trois parties (2014), en transmet l’expérience : « Puis le son commença : tonalités lentes et basses, allant et venant, qui s’intensifiaient pour se conclure dans un chaos au bord duquel elles se tenaient. Quelque chose de cellulaire se produisait en accord avec ces pulsions. Mes sens semblaient être en fusion ; vue, ouïe, toucher se mélangeaient en quelque chose d’étrange. Mon corps tout entier était maintenant un organe sensoriel hybride, complètement ouvert au scintillement et à la vibration des tonalités de verre qui se chassaient et se mêlaient les unes aux autres. » S’agit-il d’écrire à partir du son, ou bien de le décrire ? En expérimentant un style, des mots et des formes, pour approcher l’idée de seuil qui, entre figuration, abstraction et transparence, rend mobile le son et l’active, en produisant des créations sonores, multiples et ouvertes, Gail Priest appréhende le principe du son comme, selon la belle expression qu’elle emprunte à l’historien d’art Douglas Kahn, « un médium non-rétinien » pour précisément le véhiculer – le faire naviguer et lui faire traverser les champs des arts plastiques et de la poésie –, et le faire aller vers d’autres mondes à construire.
A. C.
* Gail Priest ne se considère pas comme une compositrice ni une musicienne et préfère dire :
« I make sound : je fais du son… ».
** Gail Priest, Epiphany in Three Parts, 2014. Traduction : A. C.
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