Marie-Jo Lafontaine et Véronique Bergen, avec une préface d’A. C., Tout ange est terrible, Éditions La Lettre volée, Bruxelles, 2021, 256 pages.
Préface
Vous avez ouvert ce livre et vous entrez dans une expérience hors du commun (l’expression d’événement éditorial ne serait pas usurpée !). Une expérience qui découle de la rencontre d’une artiste, Marie-Jo Lafontaine, et de l’écrivaine Véronique Bergen pour aboutir, entre logique et collision du visuel et de l’écrit à Tout ange est terrible, aux dialogues conceptuels, formels et chromatiques de sa mise en page, et à leur histoire, car, oui, dans ce livre il s’agit d’une histoire, et, peut-être même, de ses parts intime et politique, contemporaine et intérieure à la fois.
Née à Anvers, diplômée de La Cambre – École nationale supérieure des Arts Visuels de Bruxelles, ville où elle vit actuellement, Marie-Jo Lafontaine crée des œuvres sculpturales, vidéographiques, photographiques et monochromes. Conçues avec rigueur esthétique et intensité dramaturgique, au fil d’un désir continu de réinvention, ses créations ont notamment été exposées à la Documenta de Kassel, au Musée du Jeu de Paume de Paris, à la Tate Gallery de Londres ou au LACMA de Los Angeles. Philosophe et poétesse née à Bruxelles, Véronique Bergen, diplômée de l’Université libre de Bruxelles et de l’Université Paris 8, a quant à elle notamment écrit sur les œuvres de Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze ou Alain Badiou. L’une des plus importantes artistes de notre temps,
Marie-Jo Lafontaine, rencontre donc, dans Tout ange est terrible, Véronique Bergen écrivaine de même renom : toutes deux portées comme le vent par un certain sens de la tragédie qu’elles expérimentent du point de vue formel, politique, et, toujours, dans le bouleversement émotif du sensible.
Livre d’art, récit philosophique et conte érudit, Tout ange est terrible offre un parcours moins chronologique que conceptuel dans l’œuvre de Marie-Jo Lafontaine dont il souligne, d’abord, le décloisonnement inouï des pratiques inauguré par l’artiste. Le rapport texte-image inédit du livre en met en exergue la liberté. Car, pour Véronique Bergen, une recherche sur les ultimes contrées du visible demeure le projet de l’artiste, et, elle en décline l’importance dans le registre de la perception, de l’espace, de la couleur et de la fulgurance, extatique, des monochromes dont la philosophe donne une synthèse magistrale de l’histoire esthétique. Au fil d’inventions poétiques stellaires, l’écrivaine décrit alors sa fascination pour « le regard » de Marie-Jo Lafontaine : tel un blason littéraire, des lignes inoubliables sur « les yeux de l’artiste » incarnent en quelque sorte une figure de l’art lui-même. Ainsi, dans cette œuvre hantée par la visualité, les quatre éléments
(le feu, l’air, l’eau et la terre constitutifs de nombreuses pièces) apparaissent comme une expérience des limites dans laquelle se tient le corps, cet « axe heuristique » écrit Véronique Bergen, où fusionnent le sensible des passions et le mode conceptuel que, toujours, reflète une œuvre d’art, hybride, immobile, minérale ou en mouvement.
L’engagement littéraire de Véronique Bergen, dans ce livre d’art, est tout entier aux côtés de l’artiste. Lyrique mais sous tension, prête à jaillir, son écriture y est dans une contre-allée : depuis une approche biographique, elle se délie soudain, comme un corps élastique ou tellurique, en une série d’ekphraseis d’une rare virtuosité. Les passages sur des créations importantes (Les Larmes d’Acier, The Swing, Dance The World ! ou Troubled Waters) entremêlent le textuel et le visuel, le profane et le sacré, l’intime et l’histoire : tel grand écart procède de celui des mythes fondateurs. Entre monothéismes et pensée grecque, Tout ange est terrible, qui prend aussi appui sur l’importance des titres des œuvres, est donc une affaire d’images et de mots, de récits. De morale et de pouvoir également. La relation à l’actualité de Marie-Jo Lafontaine interroge la philosophe. En effet, derrière l’exigence formelle de l’œuvre, il y a, toujours, les braises ou les flammes du monde actuel. Or sa violence est politique, économique, sociale. Entre condition humaine et rapports de domination, la dénonciation de la créatrice de I Love The World !, qui travaille sur
« l’onde du choc » contemporain, dépasse les faits sociaux, qu’elle critique, pour les transcender dans la plasticité ou la fable. À cet égard, novatrice, la démonstration éthique de Véronique Bergen est sans appel : « L’art de Marie-Jo Lafontaine, écrit-elle, n’est pas politique de façon périphérique mais en son geste même. »
Il doit pourtant y avoir un manque ou un abîme d’absences au commencement de l’œuvre de Marie-Jo Lafontaine. Sa recherche sur l’enfance, la violence et la perte, ou sur les passages émotifs du temps dévoilera, dès lors, le portrait d’une artiste révélée par une écrivaine, dans l’envolée vers les naufrages de Tout ange est terrible.
A. C.