Alexandre Castant

Marion Delgoulet, L’Invisible

Préface

« L’Invisible, ou la traversée du visible » in Marion Delgoulet, La Conquête de l’invisible –
Aux frontières des images mentales,
Éditions L’Harmattan, coll. « Eidos – Photographie », Paris, 2017.

Des artistes surréalistes à Duane Michals et Victor Burgin, d’Alain Resnais et David Lynch à Bill Viola, force est de constater que les arts plastiques, la photographie et le cinéma ont souvent sollicité comme projet esthétique la figuration des images mentales, c’est-à-dire des rêves, des fantasmes, des cauchemars ou des hallucinations, en créant pour cela des recherches matiéristes, des dispositifs optiques, des systèmes narratifs. Si le XXe siècle a particulièrement exploré telle représentation de l’onirisme comme du trauma, non seulement la source poétique de cette aventure esthétique et poïétique n’est toujours pas, aujourd’hui, tarie, mais les progrès technologiques et numériques continuent de la métamorphoser et de l’activer. C’est dans ce premier cadre, me semble-t-il, qu’il faut penser le bel intérêt du livre de Marion Delgoulet
La Conquête de l’invisible – Aux frontières des images mentales. Comme son sous-titre l’indique en effet, la figuration des images mentales en demeure la toile de fond et l’une des questions esthétiques.
Il n’en demeure pas moins que le sujet de l’étude de Marion Delgoulet, qui commence avec l’image reproductible est, a priori, moins le visible que l’invisible. Or cette notion d’invisible prend dans le livre plusieurs formes et interroge à divers titres. Le premier d’entre eux, et ce n’est pas le moindre, procède de la définition d’un champ d’étude et de la méthode mise en œuvre pour l’appréhender. En effet, si l’ouvrage convoque la photographie, le cinéma et les technologies pour aborder telle notion des images et de l’invisible, et, en cela, privilégie une approche, rarement sémiologique et le plus souvent ontologique ou phénoménologique, il sollicite, avec une forme de générosité d’écriture et de luxuriance citationnelle, la philosophie de l’image, les neurosciences, l’histoire de la photographie et du cinéma, celle des techniques, la psychologie et la psychanalyse. Bref, c’est à un petit voyage dans les philosophies de l’image que La Conquête de l’invisible nous invite d’abord. L’autre interrogation que porte alors le livre de Marion Delgoulet participant de son sujet lui-même : de quel invisible est-il question ?
L’invisible prend, pourrait-on dire, plusieurs formes dans le livre. La première d’entre elles, qui reste tout de même celle privilégiée par l’auteur, procède, entre trace et science, de la photographie. Celle que – en se référant à l’image idéale, idéelle – le photographe (Eugène Atget) ou l’écrivain (Italo Calvino dans L’Apprenti photographe) ont tenté d’approcher comme dans une utopie. Toutefois, dans La Conquête de l’invisible, l’intérêt de Marion Delgoulet pour la photographie procède d’abord d’une relation troublante, énigmatique, fantomatique au visible (La Chambre claire de Roland Barthes ; mais cela aurait pu être L’Image fantôme d’Hervé Guibert), comme à des formes plus pittoresques de saisie des apparences (Le Troisième œil de Clément Chéroux). Ainsi, l’invisible avec lequel la photographie converse est une poétique, une ontologie et, aussi, une pratique sociologique et scientifique… À cet égard, un complément de recherche est peut-être à suivre… De récentes recherches sur l’élément sonore ayant mis en relation la photographie et la phonographie*… Même enregistrement et restitution in absentia du sujet, même évocation médiumnique, même puissance littéraire de l’invisible dont elles seraient, photographie et phonographie, le miroir visuel et sonore (par exemple, pour la photographie, chez Jules Verne dans Le Château des Carpathes, chez Raymond Roussel dans Locus Solus, chez Jean Cocteau dans Le Journal sonore du Testament d’Orphée…). Revenons, toutefois, à la part invisible de l’image… Car il sera question, ensuite, dans le livre de Marion Delgoulet, mais dans une moindre mesure peut-être, des images scientifiques (rayons X, scanner) et de cinéma qui seront successivement abordées sous un angle machinique, ou par le biais d’une réflexion sur la notion d’écran, sa projection comme sa dématérialisation, ou encore en liaison avec des œuvres dont les avancées technologiques (par exemple dans des films hollywoodiens récents) défient tout principe de représentation mentale.
C’est là où le livre nous propose une entrée passionnante. L’invisible de Marion Delgoulet est aussi, paradoxalement, une interrogation sur l’hyper-visibilité qui produirait la possibilité de sa perception. L’exemple, pris souvent, du scanner ou des rayons X, en est symptomatique. Certes, avec ces techniques, il s’agit de donner à voir ce qui ne peut être vu à l’œil nu, mais, ce faisant, cette mise au jour de l’invisible fait basculer l’opération dans un monde de l’hyper-visibilité où, précisément, plus rien ne serait imperceptible. La photographie, le cinéma puis les nouvelles images en auront été les étapes successives. À ce titre, le cinéma propose un exemple significatif de ce beau paradoxe. Gilles Deleuze, dans L’Image-temps, introduisant au cinéma de Stanley Kubrick, comme à celui d’Alain Resnais, évoque la notion de « monde-cerveau » qui est, aussi, à considérer au pied de la lettre : ces cinéastes filmant comme dans un cerveau (dans 2001, l’Odyssée de l’espace, 1968, par exemple pour Kubrick, ou dans Providence, 1977, entre autres films de Resnais). Chris Marker, pour des raisons d’affinités liées à son amitié avec Resnais, et esthétiques avec Kubrick (leurs interrogations, certes très différentes et personnelles, sur les genres cinématographiques sont pourtant continues) procède aussi, à sa façon, d’une telle aventure… Quoi qu’il en soit, ces « cinéastes du cerveau » manient les formes avec une certaine opulence et, à certains égards, manipulent les images de « l’impossible à voir » pour créer des visions inédites, toujours renouvelées, proliférantes ou extatiques, mais, dans tous les cas, exploratoires de la notion même d’image… Il y a donc beaucoup à imaginer avec l’invisible ! Et les mouvements de La Conquête de l’invisible de Marion Delgoulet est aussi à lire comme une traversée du visible, son éloge et son dépassement dans les images intérieures.

A. C.

* Cf. notamment les textes de Philippe Baudouin, Au Microphone : Dr. Walter Benjamin. Walter Benjamin et la création radiophonique, 1929-1933 (Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Philia – Philosophie et Littérature allemandes », Paris, 2009) et Machines nécrophoniques, préface au livre de Thomas A. Edison Le Royaume de l’au-delà (Éditions Jérôme Millon, 2015).

<http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=53580>