Alexandre Castant

Tami Amit, Insomnia

Préface

« Mirages de Tami Amit » in Tami Amit, Insomnia, Kehrer Verlag, Heidelberg-Berlin, 2016.

Devant les mises en scène des photographies de Tami Amit, le spectateur sera d’emblée frappé par des images qui lui évoquent les films les plus troublants d’Alfred Hitchcock (Vertigo) ou de David Lynch (Lost Highway), ou qui font explicitement référence à une littérature interrogeant les apparences et l’image : Tami Amit a consacré une série au roman Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Puis il remarquera dans chaque photographie leur éclairage minutieux et sophistiqué, leur décor parfaitement pensé, leurs modèles – comédiens ou mannequins – impressionnants d’expressivité et leurs costumes stylisés.
Si l’art de la couleur et de l’artifice de ces photographies en fait une variation onirique et saturée sur l’hallucination, le fantasme ou le cauchemar, il est toutefois possible d’y voir, aussi, une figure de l’épuisement de la fiction. En effet, la relation à la fiction des photographies de Tami Amit s’organise, d’abord, à travers la constitution de séries qui augmentent la relation au temps de l’image photographique, puis elle se prolonge dans cette force d’évocation des rêves, de l’imaginaire et des fantasmes que ces mises en scène actionnent. Et il faut alors voir les routes, les portes ou les fenêtres que représentent certaines des dernières photographies de Tami Amit comme autant d’entrées énigmatiques dans un univers qui se déroulerait devant le spectateur, d’invitations étranges à rentrer dans l’image comme dans un autre monde, imaginaire, inventé. Or s’il y a, évidemment, une tradition de la photographie onirique et mise en scène où, de Duane Michals à Tracey Moffatt, des saynètes sont construites dans l’image, chez Tami Amit, le sens de cette fiction est en morceaux, comme dans un miroir brisé. La reconstitution des fictions dont ces photographies sont extraites est difficile, complexe, ambiguë : ces récits mystérieusement intenses et elliptiques semblent ne pas avoir de hors-champ, ces photographies de hors-cadre. Il est ardu d’en reconstituer une trame, narrative, prise dans un rythme dissonant et cubiste quand, à des fragments de corps, seuls, isolés, de dos, à l’abandon, succède un paysage de route ou de forêt… Dès lors, les magnifiques femmes qui posent pour Tami Amit sont mises en scène comme douloureuses, seules ou abandonnées, violentées parfois, blessées souvent, dans un décor qui les dépasse et au terme d’une fiction dont on ignore tout. Et cette souffrance faite au corps trouve parfois son miroir et sa mise en abyme dans l’objet de la poupée qui en serait le simulacre et le fétiche, peut-être l’initiateur ou une figure de la déflagration à l’instar de son usage chez Hans Bellmer… L’énigme de ces femmes solitaires, repliées sur elles-mêmes, épuisées, se résoudrait-elle tandis que ces personnages deviendraient, alors, les allégories de nos contes modernes et cruels ? Hallucination, épuisement de la fiction, allégories… Les photographies de Tami Amit seraient-elles des mirages ?

L’Introspection des apparences
L’œuvre de Tami Amit est celle d’une extraordinaire, et toujours bouleversante, photographe de femmes. Fragiles, apeurées, terrassées (par le chagrin, la douleur ?), romantiques et excessives, froidement passionnées, inquiètes ou désabusées, les femmes que photographie, avec attention et intuition, Tami Amit sont, toujours, saisies dans un état second, de solitude, d’attente, d’abandon… Une introspection des apparences est inventée. Dans la série Hotel Boutique, par exemple, une jeune femme brune regarde, fixement, l’objectif photographique comme pour l’accueillir ou le défier. Une chambre – qui met forcément en scène quelque chose de l’univers mental de ce personnage – est le décor de ses rêves et de ses désirs énigmatiques : il y a, dans cette chambre, des draps froissés, des murs comme des monochromes sur lesquels son corps se découpe, parfois un miroir, et, toujours, ce soin porté par Tami Amit à l’éclairage qui rend les couleurs de ses images si intenses, contrastées, harmonieuses et dynamiques, oniriques, étranges, inquiétantes. Une silencieuse impatience et un calme apparent donnent à cette série les expressions intérieures de l’attente, du désir, de l’ennui, et les placent au bord d’une possible rupture. Le temps y paraît suspendu, dans ce silence, trouble, presque dangereux à tout moment. Mais de quoi, de quel scénario, de quel film, les femmes photographiées par Tami Amit sont-elles les héroïnes ? Et qu’attendent-elles ? Quel est l’objet de leur silence ? Le jeu étrange et cruel du photographe et de son modèle fait alors résonner, dans les séries Untitled et The Butcher en particulier, les figures inquiétantes et fantastiques de L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, de la femme mécanique de Casanova de Fellini ou encore l’univers de Mary Shelley. Le merveilleux et l’effroi se mêlent : des femmes sur fond monochrome y sont immergées. Plus tard, dans le livre, leur solitude et leur désespoir feront peut-être place à une signature de l’artiste (la dernière série du livre s’intitule The Woman who was a replicant), ou, à une conclusion contemplative composée de paysages tristes et enneigés dans The Winter, d’un monde végétal et de paradis perdus dans The End of innocence. Il sont une clôture et, aussi, un nouveau départ… Magnifique éloge, et parcours dans le labyrinthe des sentiments, tragiques, des femmes en photographie.

A. C.

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